Les Espions, conte de la paranoïa ordinaire

En 1957, surgit un drôle d’objet cinématographique, Les Espions de Clouzot. Cette farce politico-fantastique nous parle d’une réalité derrière la réalité, bien avant la naissance de la théorie du complot

Photomontage réalisé d’après des photogrammes du film de Henri-Georges Clouzot, Les Espions. (crédit photo : DR)

Le monde selon Henri-Georges Clouzot est organisé sur deux niveaux. Au rez-de-chaussée vivent des gens ordinaires, agissant peu et se plaignant beaucoup. Tandis qu’au sous-sol, dans le plus grand secret, grouillent les espions, des professionnels de la manipulation sans foi ni joie. Les deux communautés n’ont que deux choses en commun : la médiocrité et la peur.

« Sortez les sortants » : déjà en 1956 !

Intérieur nuit, scène à trois personnages dans un bar de Maisons-Lafitte : Louis, un garçon de café (joué par Bernard Lajarrige), M.Barjot, son patron (joué par Paul Bonifas) et le D^r Malic, directeur d’une clinique psychiatrique (joué par Gérard Séty).

Au début du film, les protagonistes parlent politique. La conversation roule sur les faux-semblants de la démocratie. De l’avis général, les dés sont pipés et le vote relève d’un marché de dupes.

La date de la réalisation du film n’est pas indifférente, un an après le succès du parti de Robert Poujade, Union et fraternité française (UFF), aux élections de 1956. L’UFF a fait de l’antiparlementarisme son fonds de commerce, avec un slogan appelé à passer à la postérité : « Sortez les sortants ! ». Le discours poujadiste d’alors est l’ancêtre du discours lepéniste d’aujourd’hui. La filiation est évidente, d’autant que Jean-Marie le Pen a fait ses armes de député de la Seine en 1956 chez Robert Poujade avant de voler de ses propres ailes…

Peut-on se payer le luxe d’avoir une opinion ?

Louis : « Vous avez voté pour ces guignols-là, Dr Malic ? »
D^r Malic : « Moi ? J’ai pas d’opinion. »
M. Barjot : « Et moi non plus j’ai pas d’opinion, j’ai un tiroir-caisse. »

En politique, tout change et rien ne change

M. Barjot, voulant néanmoins témoigner de sa conscience sociale : « Enfin voyons M. Malic, j’ai voté à gauche ! »
D^r Malic : « Et le gouvernement de gauche a fait une politique de droite, comme d’habitude. Ce sont toujours les pacifistes qui déclarent les guerres. C’est automatique ! »
M. Barjot : « C’est automatique, c’est automatique ! Mais c’est pas honnête, c’est de l’abus de confiance. On devrait pouvoir faire un procès. »
D^r Malic : « Pour vous faire rembourser votre bulletin ? Et qu’est-ce que vous ferez, à qui le porterez-vous ? Tirez au sort, le résultat sera le même. »
Louis : « Ça, c’est le raisonnement d’un anarchiste bourgeois ! »
D^r Malic : « Mais non, Monsieur, c’est le raisonnement d’un homme qui n’a pas de temps à perdre ! »